Jérome Aké Béda : d'Abidjan au Léman, itinéraire d'un sommelier surdoué

Par Coumba Diop-Delmas, Le Point, Afrique

C'est l'histoire (de l’homme désigné par le Gault & Milliau comme) sommelier de l'année 2015 en Suisse. L'ascension vertigineuse de Jérôme Aké Béda, Ivoirien d'origine, nous est contée avec plein d'anecdotes.

Il vous tend d'emblée un verre de chasselas, un cépage suisse qu'il affectionne, sollicitant ainsi votre avis sur une de ses récentes découvertes. Une entrée en matière plutôt agréable. Debout dans un coin de son restaurant, son tablier noir de sommelier lui ceignant la taille, Jérôme Aké Béda goûte différents vins en vue d'une prochaine « soirée vigneronne », un dîner accord mets et vins, prévu pour une centaine de personnes.

Aké Béda est en effet auréolé du titre de sommelier de l'année 2015 décerné par le Gault et Millau suisse. Une récompense qu'il considère comme "un symbole, un signal fort" pour l'Africain qu'il est. « Être reconnu de cette manière m'a fait un immense plaisir », confie celui qui figura déjà, en 2003 et en 2005, parmi les trois meilleurs sommeliers romands du trophée Ruinart.  « Cela montre l'ouverture de la Suisse, qui ne juge que par la qualité du travail », poursuit-il. Et ce ne sont pas les clients de l'Auberge de l'Onde (au bord du lac Léman) qui le démentiront. Dans cette institution où flotte encore l'esprit de Charlie Chaplin, qui venait jadis y déjeuner en famille, les amateurs de bonne chère et de bons vins se pressent. Jérôme Aké Béda y officie depuis 2006.

Un permis B... en Suisse
Ce quinquagénaire né en Côte d'Ivoire, devenu une étoile de la sommellerie suisse, avoue avoir longtemps été adepte du lait de coco et du jus d'ananas. "Mon histoire avec le vin est faite de quiproquos", aime à dire celui qui est arrivé en France en 1989. Alors diplômé de l'École hôtelière d'Abidjan, lesté d'un titre de maître d'hôtel glané au Wafou, un restaurant de la capitale ivoirienne, Jérôme Aké Béda rencontre cet été-là à Sarlat son ancien professeur de gestion. Ce Français, qui travaille alors sur le projet d'un restaurant en Suisse, lui propose de faire partie de son équipe. Notre futur sommelier, séduit par l'idée, se rend l'année d'après en Suisse. Sa première étape aura lieu à l'Auberge de l'onde, où il déjeune avec son mentor. Pendant qu'il déguste un poulet frites, "car c'est ce qui se rapprochait le plus de ce que je connaissais en Afrique", il est loin de se douter qu'il en sera un jour le maître de céans. Dès le lendemain, il effectue dans le restaurant de son ami des tests qui se révèlent concluants. Il se voit déjà en maître d'hôtel, mais se heurte à un écueil administratif. "Jérôme, lui dit son mentor, tu ne peux malheureusement pas rester en Suisse, car il te faut le permis B." Aké Béda s'empresse de le rassurer : "Mais j'ai le permis B ! J'ai même un permis international !" Notre futur sommelier ignorait alors qu'en Suisse le permis B est un permis de travail et non un classique permis de conduire...

Adoubé
Une solution sera finalement trouvée par le biais d'une école hôtelière suisse. Au fil des ans, notre homme travaille comme maître d'hôtel avec des chefs aguerris, jusqu'à sa rencontre déterminante avec Denis Martin, en 1997. Peu à peu, Aké Béda se forme auprès de gourous du vin, à l'image de Paolo Basso, meilleur sommelier du monde en 2013. "Je suis toujours tenaillé par la soif d'apprendre et de m'améliorer encore plus", avoue-t-il. Paroles surprenantes de la part de quelqu'un qui a été adoubé en personne par le gourou du vin Robert Parker en mai 2011. Alors qu'il dînait incognito à l'Auberge de l'Onde, le célèbre critique américain fut littéralement envoûté par un vin suisse suggéré par notre sommelier : un Follissimo 2006. Aujourd'hui, Aké Béda règne sur les 4 000 bouteilles de sa cave, déclamant de façon théâtrale à sa clientèle ses choix avisés. Une faconde qu'il doit sans doute aux cours de comédie pris dans sa jeunesse à Abidjan.